Chapitre 11

 

 

Ivy parut hésitante à l’idée de cesser de caresser Mister mais Kincaid et elle ressortirent sans un mot de plus. Je refermai la porte derrière eux, m’appuyai contre le panneau et tendis l’oreille, les yeux fermés, jusqu’à ce qu’ils soient partis. Je ne me sentais pas aussi fatigué que j’aurais dû. Probablement parce que ma vaste expérience me laissait à penser que j’allais me retrouver nettement plus crevé avant d’avoir une véritable chance de me reposer.

Mister se frotta contre mes jambes jusqu’à ce que je me penche pour le caresser ; après quoi il se dirigea en hâte vers son bol de nourriture, en m’ignorant complètement. Je sortis un Coca du frigo tandis qu’il mangeait puis en versai d’un air absent dans une soucoupe que je déposai sur le sol près du chat. Le temps de finir ma canette, j’avais pris une décision sur ce que j’allais faire ensuite.

Passer des coups de téléphone.

J’appelai d’abord le numéro que le père Vincent avait laissé pour moi. Je m’attendais à tomber sur un service de messagerie mais, à ma grande surprise, la voix du père, tendue et inquiète, répondit :

— Oui ?

— Ici Harry Dresden, dis-je. Je voulais faire le point avec vous.

— Ah, oui… Un instant je vous prie.

Je l’entendis dire quelque chose, perçus des bribes de conversation en bruit de fond puis l’entendis marcher tandis que la porte se refermait derrière lui.

— La police, expliqua-t-il. J’ai passé la soirée à travailler avec eux.

— De bonnes nouvelles ? demandai-je.

— Dieu seul le sait, dit le père Vincent. Mais selon ma perspective la seule chose accomplie ce soir a consisté à décider quel service devait prendre l’enquête en charge.

— Celui de la criminelle ? suggérai-je.

La voix épuisée de Vincent se fit caustique.

— Oui. Même si mon esprit a du mal à suivre la démarche tortueuse qui a mené à cette conclusion.

— Année électorale. Les gestionnaires de la ville font de la politique politicienne, dis-je. Mais une fois que vous aurez affaire au véritable personnel de police, ça devrait bien se passer. Il y a des gens bien dans tous les services.

— C’est à espérer. Avez-vous trouvé quelque chose ?

— J’ai une piste. Je ne sais pas ce qu’elle vaut. Les voleurs pourraient se trouver à bord d’un petit bateau dans le port. Je vais m’y rendre rapidement.

— Très bien, dit Vincent.

— Si la piste est bonne, voulez-vous que j’appelle la police ?

— Je préférerais que vous me contactiez d’abord, répondit-il. Je ne suis toujours pas sûr du niveau de confiance que je peux avoir dans la police locale. Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est la raison qui a poussé les voleurs à fuir jusqu’ici : qu’ils avaient un contact ou un atout quelconque auprès des autorités locales. J’aimerais avoir autant de temps que possible pour décider à qui faire confiance.

Je fronçai les sourcils et songeai aux sous-fifres de Marcone qui m’avaient tiré dessus. La police de Chicago avait une réputation injuste de corruption essentiellement liée à l’activité généralisée de la pègre à l’époque de la prohibition. C’était infondé aujourd’hui mais les gens sont comme ils sont, et tout le monde n’est pas insensible aux pots-de-vin. Auparavant, Marcone avait déjà obtenu des informations réservées à la police avec une rapidité troublante.

— Cela pourrait se révéler judicieux, dis-je. Je vais aller vérifier et je vous tiendrai au courant. Cela ne devrait pas prendre plus d’une heure ou deux.

— Très bien. Merci, monsieur Dresden. Est-ce qu’il y a autre chose ?

— Ouais, dis-je. J’aurais dû y penser hier soir. Avez-vous des morceaux du suaire ?

— Des morceaux ? répéta le père Vincent.

— Des débris ou des fibres. Je sais que de nombreux échantillons ont été analysés dans les années 1970. Avez-vous accès à certains d’entre eux ?

— C’est très possible. Pourquoi ?

Je me souvins que le père semblait ne pas croire au surnaturel du tout. Je ne pouvais donc pas lui annoncer tout de go que je voulais utiliser la thaumaturgie pour suivre le suaire à la trace.

— Pour confirmer son identification lorsque je le trouverai. Je ne veux pas être envoyé sur une fausse piste à cause d’un leurre.

— Bien sûr. Je vais passer un coup de téléphone, répondit-il. Faire venir un échantillon par FedEx. Merci, monsieur Dresden.

Je le saluai et raccrochai puis regardai le téléphone pendant une minute. Puis je pris une profonde inspiration et composai le numéro de Michael.

Bien que le ciel s’illumine à peine des premières lueurs du matin, le téléphone ne sonna qu’une fois avant qu’une voix féminine réponde :

— Allô ?

Mon cauchemar.

— Oh ! Euh… Bonjour, Charity. Ici Harry Dresden.

— Bonjour, dit la voix en souriant. Mais ce n’est pas Charity.

Alors peut-être ne s’agissait-il pas de mon cauchemar, mais juste de la fille aînée de mon cauchemar.

— Molly ? demandai-je. Waouh, tu as une voix d’adulte, maintenant.

Elle se mit à rire.

— Ouais, la fée des hormones est venue me rendre visite avec toute sa panoplie. Vous vouliez parler à ma mère ?

Certains pourront trouver significatif qu’il m’ait fallu une seconde pour comprendre que cette histoire de fée était métaphorique. Parfois, je déteste ma vie.

— Eh bien, euh… Est-ce que ton père est là ?

— Donc vous ne voulez pas parler à ma mère. Pigé, dit-elle. Il travaille à l’extension. Je vais vous le chercher.

Elle posa le téléphone et j’entendis des pas s’éloigner. En arrière-plan, je pouvais entendre des voix d’enfants enregistrés en train de chanter, des bruits d’assiettes et de fourchettes, et des gens en train de parler. Puis il y eut un bruit de froissement et un choc sourd laissant à penser que le combiné de l’autre côté était tombé par terre. Puis j’entendis une respiration lourde et humide.

— Harry, soupira une voix depuis ce qui devait être la même pièce.

Elle ressemblait à celle de Molly, mais en nettement moins joyeux.

— Non, non, chéri, ne joue pas avec le téléphone. Donne-moi ça, s’il te plaît. (Le téléphone émit quelques bruits supplémentaires, puis la femme dit :) Merci, mon chéri.

Après quoi elle saisit le combiné :

— Allô ? Il y a quelqu’un ?

L’espace d’une seconde, je fus tenté de rester silencieux, voire d’imiter l’enregistrement d’une voix d’opérateur. Mais je refusai de céder à cette facilité. Je ne voulais pas me laisser troubler. J’étais raisonnablement sûr que Charity pouvait sentir la peur, y compris par téléphone. Ça risquait de l’inciter à m’attaquer.

— Bonjour Charity. Harry Dresden à l’appareil. Je cherchais à joindre Michael.

Il y eut une seconde de silence durant laquelle je ne pus m’empêcher d’imaginer la façon dont les yeux de la femme de Michael venaient de s’étrécir.

— J’imagine que c’était inévitable, dit-elle. Évidemment, dès que surgit une situation si dangereuse qu’elle requiert la présence de trois des chevaliers, vous sortez en rampant de votre trou.

— En fait, ce n’est pas vraiment lié.

— Je m’en doutais. Votre stupidité a tendance à frapper au pire moment et au pire endroit.

— Oh ! allons, Charity ! Vous êtes injuste.

Sa voix se fit plus claire et plus tranchante tandis qu’enflait sa colère :

— Ah oui ? Au moment, l’année dernière, où Michael devait le plus se concentrer sur son devoir, se montrer prudent et vigilant, vous êtes arrivé pour le déconcentrer.

La colère et la culpabilité s’affrontèrent pour prendre le contrôle de ma réaction.

— J’essayais d’apporter mon aide.

— Il porte des cicatrices de la dernière fois où vous l’avez aidé, monsieur Dresden.

J’eus envie de cogner le combiné contre le mur jusqu’à ce qu’il se brise, mais je me contrôlai de nouveau. Je ne pus toutefois pas empêcher la colère de rendre mes paroles mordantes :

— Vous n’allez jamais me céder ne serait-ce qu’un pouce, hein ?

— Vous ne méritez pas un pouce de terrain.

— Est-ce pour ça que vous avez donné mon prénom à votre fils ? demandai-je.

— C’était le choix de Michael, répliqua Charity. J’étais toujours sous traitement médical et les papiers étaient remplis lorsque je me suis réveillée.

Je gardai une voix calme. À peu près.

— Écoutez, Charity. Je suis vraiment navré que vous ressentiez de tels sentiments envers moi, mais je dois parler à Michael. Il est là ou non ?

La ligne cliqueta tandis que quelqu’un s’emparait d’un autre combiné et Molly me dit :

— Désolé, Harry, mais mon père n’est pas là. Sanya dit qu’il est sorti acheter des beignets.

— Molly, lança Charity d’une voix dure. C’est un jour de semaine. Ne traîne pas.

— Oh, oh, souffla Molly. Je vous jure, on croirait presque qu’elle est télépathe ou un truc de ce genre.

Je crus presque entendre grincer les dents de Charity.

— Ce n’est pas drôle, Molly. Raccroche.

Molly soupira et, avant de raccrocher, lança :

— Rends-toi, Dorothy !

Je ravalai un éclat de rire et tentai de le transformer en une quinte de toux pour éviter de froisser Charity.

D’après le ton de sa voix, le stratagème n’avait pas fonctionné.

— Je lui passerai le message.

J’hésitai. Peut-être devais-je demander à attendre son retour. Il n’y avait pas beaucoup d’affection entre Charity et moi et si elle ne transmettait pas mon message à Michael, ou si elle attendait avant de le faire, cela pourrait me coûter la vie. Michael et les autres chevaliers étaient occupés à suivre la trace du suaire, et Dieu seul savait si je serais en mesure de reprendre contact avec lui dans la journée. D’un autre côté, je n’avais ni le temps ni l’énergie nécessaires pour échanger des coups avec Charity jusqu’au retour de Michael.

Charity s’était toujours montrée ouvertement hostile à mon égard depuis le jour de notre rencontre. Elle aimait férocement son mari et craignait pour sa sécurité, particulièrement lorsqu’il travaillait avec moi. Dans ma tête, je savais que son hostilité n’était pas entièrement dénuée de fondement. Michael s’était fait amocher plusieurs fois alors qu’il faisait équipe avec moi. Durant la dernière de ces expéditions, un méchant qui me visait avait presque tué Charity et son enfant à naître, le petit Harry. Elle s’inquiétait désormais des conséquences que pourraient également connaître ses autres enfants.

Je savais tout cela. Mais ça faisait mal quand même.

Je devais prendre une décision : lui faire ou non confiance. Je décidai d’y croire. Charity ne m’aimait sans doute pas, mais elle n’était ni peureuse ni menteuse. Elle savait que Michael voudrait qu’elle lui passe le message.

— Eh bien, monsieur Dresden ? demanda-t-elle.

— Dites-lui simplement que je dois lui parler.

— À quel sujet ?

L’espace d’une seconde, je m’interrogeai pour savoir si je devais faire passer à Michael mon tuyau à propos du suaire. Mais il croyait que je me ferais tuer si je m’impliquais. Il prenait très au sérieux le fait de protéger ses amis et, s’il savait que je faisais des recherches, il serait tenté de m’assommer et de m’enfermer dans un placard immédiatement puis de s’excuser par la suite. Je décidai donc de ne rien dire.

— Dites-lui que j’ai besoin d’un témoin d’ici au coucher du soleil ce soir, sans quoi des choses déplaisantes se produiront.

— Pour qui ? demanda Charity.

— Pour moi.

Elle fit une pause, puis répondit :

— Je lui transmettrai votre message.

Puis elle me raccrocha au nez.

Je raccrochai en faisant la moue.

— Cette pause ne voulait rien dire, lançai-je à Mister. Ça ne signifie pas qu’elle réfléchissait à l’idée de me laisser intentionnellement me faire tuer pour protéger son mari et ses enfants.

Mister m’observa avec ce flou distant et mystique propre au regard des félins. Ou bien peut-être que c’était l’expression qu’il adoptait lorsque son encéphalogramme devenait plat. Dans tous les cas, ce n’était ni utile ni rassurant.

— Je ne suis pas inquiet, dis-je. Pas le moins du monde.

La queue de Mister frémit.

Je secouai la tête, rassemblai mes affaires et sortis pour suivre la piste du port.

Suaire froid
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